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175ème anniversaire de “l’abolition “ de l’esclavage Emmanuel Macron a rendu hommage à Toussaint Louverture le héros de l’indépendance d’Haïti.

En France, Esclavage fantasmé dans les dernières colonies françaises : Esclavage concret

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Paris. Jeudi 11 mai 2023. CCN. A l’occasion du 175ème anniversaire de “l’abolition “ de l’esclavage Emmanuel Macron a rendu hommage à Toussaint Louverture le héros de l’indépendance d’Haïti. Mais les différents présidents français restent toujours sourds et muets sur la question des réparations post esclavagistes. En Guadeloupe, le mois de mai est tout entier consacré à cette période mémorielle. En mai 1802 les soldats guadeloupéens se sont battus contre l’armée de Napoléon venue rétablir l’esclavage en Guadeloupe. Dans le discours du LKP résonne à deux niveaux : l’un historique, l’autre politique. Ses arguments révèlent des distorsions effectives en ce qui concerne la réalité historique de la Guadeloupe ; tandis que l’Etat Français essaie de faire-valoir les valeurs républicaines, il élude bon nombre de faits historiques réels, et efface ainsi de la mémoire collective une réalité tout autre que les contes déclamés à voix haute dans les livres d’histoire. L’analyse de Dimitri Lasserre.

Le LKP soulève un certain nombre de distorsions économiques et politiques : la légitimité des élus de l’Etat est contestée par un collectif capable de rassembler et de rallier à sa cause, au moins de manière ponctuelle, des masses très importantes. Ces manifestations sont, pour le LKP, la preuve du refus populaire du système colonial et post-colonial en place », écrivais-je, il y a une dizaine d’années, dans un chapitre d’ouvrage qui publiait certains articles présentés lors d’un colloque initié par Dominique Mignot à l’Université des Antilles. L’objet du congrès était de mettre en perspective le droit de l’esclavage antique avec celui qui régit la traite négrière.

Assez étonnamment, la plupart des chercheurs (sinon tous) qui intervenaient étaient blancs – moi y compris ; et, fait amusant, Jean-François Niort était du compte. Mon papier diffère cependant des autres, dans la mesure où il n’apporte pas une pierre à l’édifice juridique, mais qu’il s’entend plutôt comme une contribution anthropologique et, bien que modestement, philosophique. En cédant une large place à la parole d’Elie Domota, qui m’avait alors accueilli au Palais de la Mutualité, ce travail met en avant la tension fondamentale interne aux masses qui prennent part aux manifestations, en Guadeloupe, contre l’Etat français et contre l’économie békée post-esclavagiste, qui tantôt se rebiffent, tantôt se comportent en consommateurs et travailleurs dociles. C’est ce qui lui reste de relents libéraux. L’article en appelle à la construction d’un « nouveau mythe historique », lequel aurait pour fonction de déconstruire le discours mythifiant et mystificateur des agents de l’Etat et de la békéterie. C’est ce qu’il porte en lui de puissance marxiste. La tension se résout dès qu’on recourt à la notion d’idéologie. Le manifestant colonisé, qui défile dans les cortèges du LKP, ne fait pas double-jeu. Du moins, ce n’est pas sa volonté qui est en cause. Comme toute victime du mode de production capitaliste, il est assujetti par l’idéologie qui présente comme nécessaire l’acte de travail et l’acte de consommation. Sans compter l’assujettissement à la nécessité matérielle de subsister en période de raréfaction des ressources disponibles, en grande partie cause du succès de cette idéologie.

Reste que l’esclavage occupe une place centrale dans le discours du LKP, tout comme dans tout discours anticolonial et décolonial. Les adversaires de ces discours, qui sont aussi les adversaires de ceux qui les portent, ont tôt fait de railler la « sempiternelle rengaine victimaire de l’esclavagisme ». « Il serait temps de se prendre en mains » ; « c’est bon, c’est une période révolue depuis longtemps » ; « pourquoi nous assomment-ils encore avec l’esclavage ? On n’y est pour rien nous ! », etc. sont autant de refrains promulgués et promus par les défenseurs de l’idéologie néolibérale. La force de cette idéologie, c’est que, en faisant de chaque individu le maître de sa destinée personnelle, elle liquide aussi bien l’histoire que les rapports de dominations présents. Pour le petit soldat néolibéral, le descendant d’esclaves n’a pas à geindre de l’esclavagisme, puisqu’il s’agit d’une relique du passé, de laquelle, « fort heureusement » gloussera-t-il d’un ton satisfait, il est désormais libéré. L’esclavage, c’est terminé. Comment, alors, se pourrait-il que cela compte encore ? Pourquoi faudrait-il sans cesse ressasser les vieilles ritournelles ? Si le sens commun a l’intuition vague que l’esclavage est encore présent, que les sociétés antillaises fonctionnent encore sur le modèle esclavagiste, dans les faits, dans la réalité, il n’en est rien. L’esclavage a été aboli en 1848. Pas vrai ?

C’est ainsi que se déploie l’argumentaire néocolonial néolibéral habituel. Et encore, parler d’argumentaire est bien charitable. Il serait plutôt juste de le qualifier de discours automatique. Il est vrai que l’Etat français a aboli l’esclavage au dix-neuvième siècle. Il est, de ce fait, tout aussi vrai que l’esclavage n’est plus en vigueur aujourd’hui. Faut-il pour autant conclure que l’esclavage a déserté la structure économique concrète ? Est-il vrai que l’esclavage est effectivement absent des rapports sociaux présents aux Antilles ? Rien n’est moins sûr. A dire vrai, ce n’est pas parce qu’un régime légal a été supprimé que les effets qu’il a produit dans le passé ont aujourd’hui disparu. Cette simple considération devrait nous inciter à plus de prudence.

L’esclavage, avant d’être un mode de juridiction, est un mode de production. Les artifices juridiques qui le légitiment a posteriori n’ont d’autre finalité que de justifier son bien-fondé d’une part, et d’encadrer sa pratique d’autre part. L’encadrement par la loi de l’esclavage comme mode de production est fondamental pour les esclavagistes. Il est la garantie de la mise à disposition d’une police et d’un appareil judiciaire capable de contraindre les corps des dominés, assez fort pour les obliger à obéir. Sans loi pour encadrer l’esclavage, pas de forces armées pour obliger les esclaves. Du moins, pas de forces armées disposées à obéir, car rien ne saura laver leur conscience morale – ou ce qu’il en reste. Mais l’esclavage, concrètement, ce n’est pas une loi, c’est une manière de produire, de soumettre, d’extorquer, d’humilier, de déshumaniser, de hiérarchiser, de privilégier, d’anéantir, d’aliéner, de régner. L’esclavage est une pratique matérielle. Et cette pratique peut survivre, même insidieusement, quand bien même le mode de juridiction qui l’autorisait aurait disparu. Certes, il ne pourra s’agir du même esclavage, dans le sens où, quand il est interdit de recourir à l’asservissement et au trafic d’êtres humains, l’asservissement et le trafic d’êtres humains se déploient avec moins de facilité. Pour autant cela ne signifie pas que ce trafic et cet asservissement cessent absolument. Cette remarque vaut d’autant mieux qu’il ne faut ignorer que divers modes de réglementations inégales coexistent au sein d’une société régie par un droit universel. Quand le contrat peut avoir valeur de loi, il existe autant de régimes réglementaires privés, au sein d’un Etat de droit, que d’associations privées. L’Etat de droit peut, à cet égard se montrer très complaisant avec des formes de juridictions privées qui seraient jugées intolérables au sein de ce même Etat. Tant que les agents privés s’entendent, après tout, pourquoi les empêcher ? On imagine aisément les écueils que cela peut engendrer. David Ewing, professeur à Harvard dans les années 1970, indiquait déjà : « Depuis presque deux siècles, les Américains se sont vus reconnaître la liberté de la presse, le droit de libre expression et de rassemblement, le droit à des procédures judiciaires en bonne et due forme, le droit à la vie privée, à la liberté de conscience […] mais, dans les entreprises, ils ont été privés de la plupart de ces libertés civiles-là […]. A partir du moment où un citoyen américain passe la porte de l’usine ou du bureau, de 9 heures à 17 heures, il est à peu près sans droits. Le salarié continue bien sûr d’avoir des libertés politiques, mais pas celles qui importent » (Freedom Inside the Organization).

Le lieu de l’esclavage, ce n’est pas Versailles, c’est la plantation. Par extension, il faudrait dire, pour être cohérent avec le mode de production capitaliste que, au vingt-et-unième siècle, le lieu de l’esclavage, c’est l’entreprise. L’entreprise est l’unité qui concrétise le mode de production capitaliste. Si l’on fait l’hypothèse que ce mode de production incorpore aujourd’hui encore des pratiques esclavagistes, alors ces pratiques se manifestent nécessairement dans le monde de l’entreprise, lieu de production capitaliste. Alors une question reste en suspens : comment est-il possible que des pratiques esclavagistes aient encore cours dans l’entreprise capitaliste ? Une autre, plus importante encore, interroge la propension de ces formes d’esclavage nouveau, mais résolument archaïque, à infuser la société dans son ensemble. Une lecture marxiste des modes de production tend à faire considérer que la sphère de l’économie envahit la sphère sociale. C’est une piste intéressante, puisque, s’il en est ainsi, le monde de l’entreprise déborde dans la société tout entière. Et s’il réside en lui quelque chose qui procède de l’esclavage, alors cela portera à des conséquences sur l’ensemble de la société. L’esclavage, s’il existe encore sous des formes mal définies dans l’entreprise, glisse dans la société. Et alors il n’est plus infamant de parler, en un sens, de société esclavagiste. L’obsession de l’esclavage devient fondée. Elle quitte les armoires poussiéreuses des livres d’histoire pour gagner et imprégner les sociétés présentes, portée qu’elle est par le genre de règles qui s’appliquent dans les entreprises en pays néocolonisés.

La lecture de Grégoire Chamayou peut, à ce titre, être très éclairante. Dans son livre, La société ingouvernable, il s’intéresse aux formes privées de gouvernement. Par-là il faut entendre que l’entreprise n’est pas seulement un lieu de production, mais un lieu de réglementation, de soumission, de hiérarchie ; bref, un lieu où se pratique la politique, et ce rarement de manière démocratique. Mais, et c’est là que se trouve un point de tension, ce gouvernement privé étend ses prérogatives au-delà du système privé de l’entreprise. La raison en est simple : quand un être humain est contraint d’obéir à certaines règles, et que tous ces semblables sont dans la même situation, règles extérieures aux lois décidées par l’Etat, fût-ce démocratiquement, ces règles s’appliquent à la société dans son ensemble et conditionnent les corps et les comportements. Voilà ce qu’en dit Chamayou : « Si l’entreprise est un gouvernement privé, ce n’est donc pas seulement au sens évident, mais trop restreint, où le management exerce un pouvoir sur les travailleurs, au sens où il s’agirait d’un gouvernement interne. Le management comme lieu de pouvoir, ça gouverne beaucoup plus que les salariés. Ça gouverne aussi hors les murs. Ça gouverne les individus dans presque tous leurs rôles sociaux et presque toutes leurs dimensions, tant il est vrai que chacun se trouve pris dans de multiples ordonnancements fixés par l’autorité privée de différents managers. Bref, l’entreprise ainsi conçue se met à apparaître comme un immense et proliférant gouvernement priév de la vie, beaucoup plus fin et beaucoup plus invasif que le pouvoir d’Etat ». Cette idée vaut d’autant plus en régime néolibéral et dans le cadre du mode de production capitaliste. Quand l’Etat se donne à lui-même pour but de se retirer pour conférer aux entreprises tous pouvoirs, l’extension du gouvernement privé de la société est sans limites.

Le lien avec l’esclavage ? Vraiment, n’est-ce pas clair ? Qui détient les entreprises antillaises ? Qui les gouverne ? Cas typique de grande entreprise néocoloniale capitaliste, le groupe Hayot est aux mains de descendants d’esclavagistes – les mêmes qui ont bénéficié des bonnes grâces du gouvernement, public cette fois-ci, de l’Etat français lors de l’abolition de 1848. Et qu’en est-il des dirigeants de leurs entreprises ? A la tête de Carrefour Destreland, par exemple, siège Laurent d’Auber de Peyrelongue, « passionné par les métiers du commerce en général et de la Grande Distribution Alimentaire en particulier », si on en croit son profil Linkedin – même si cela peut prêter à rire. Ce grand passionné des affaires, qui exerce ses responsabilités par amour du marchandage et des marges à pourcentage élevé, est le descendant d’une noblesse française que nous ne qualifierons surtout pas de dégénérée. Nous n’énumérerons pas la liste des dirigeants à la botte de la famille Hayot. Une chose est sûre, néanmoins, on y trouve rarement des Guadeloupéens, on y trouve rarement des non blancs. Les PDG et autres directeurs d’entreprises du groupe Hayot sont les larbins placés au service des héritiers de l’esclavage. Des larbins très bien payés en revanche, bien mieux que ceux qui travaillent sous leurs ordres, bien mieux que ceux qui produisent la valeur économique, et n’en bénéficient jamais.

Dans l’entreprise antillaise, les règles sont fixées de manière à garantir aux békés l’accumulation de la richesse pour leur propre compte. L’argent ruisselle, dans l’entreprise néocoloniale, du bas de l’échelle, au niveau du consommateur, vers le haut, le dernier jalon, le béké lui-même, le père Hayot. Un nouveau ruissellement se produit ensuite : de papa Hayot vers toute sa famille – j’exagère à peine. Dans ce genre d’entreprises, le travailleur colonisé a les droits minimum qui lui offre la société, à l’intérieur de l’Etat nation français. C’est tout ce que le groupe Hayot ne peut rogner en termes de libertés et dignités humaines ; c’est-à-dire, pas grand-chose. Car l’Etat assure au même groupe le droit de priver les descendants d’esclaves de tout droit à décider de pouvoir obéir, au sein de l’entreprise, à un descendant d’esclavagiste, l’enfant de leurs bourreaux, ou à quelqu’un d’autre ; le droit, encore, d’interdire aux travailleurs de discuter du partage de la valeur, de l’organisation de leur travail, du temps qu’ils doivent à leurs patrons et dirigeants. Par chance pour les descendants d’esclavagistes, l’Etat français leur octroie le droit de perpétuer, à l’échelle du gouvernement privé, un modèle assez semblable à celui de l’esclavage.

Et c’est là que surgit une nouvelle difficulté. Ce gouvernement privé est irréductible au seul espace et à la seule temporalité de l’entreprise. Le travailleur colonisé est assujetti au bon vouloir de son patron, de son directeur, de son maître, tout le temps qu’il passe à l’intérieur de son entreprise. Mais il y est assujetti également une fois dehors, quand il consomme, se déplace, fréquente d’autres besogneux, qui travaillent pour le compte du même genre d’esclavagistes modernes. L’entreprise néocoloniale, aux Antilles, est le siège de la perpétuation des privilèges et de la domination de leurs propriétaires, selon les mêmes modalités économiques que celles qui avaient cours lors de la période esclavagiste. Le cadre légal public seul a changé. Le gouvernement privé s’en tient à ne pas en déborder, mais vise toujours les mêmes fins, et jouit encore des mêmes avantages. Le gouvernement privé de l’entreprise capitaliste néocoloniale reproduit des règles presque identiques, sur le plan économique et politique, que celles qui s’appliquaient durant la période de l’esclavage. Le béké, le blanc, gouverne des hordes populaires métissées qui n’ont aucun pouvoir, aucun droit, sinon celui de leur obéir. Ces hordes n’ont pas plus le pouvoir de destituer les entrepreneurs contemporains que leurs ancêtres n’avaient celui de défaire les maîtres d’esclaves.

L’ouvrier ordinaire est subordonné au capitalisme, et se trouve privé de ses droits à cause du gouvernement privé de l’entreprise duquel il est sujet. Aux néocolonies, il faut ajouter la domination de race à la domination de classe. Cette domination de race n’est pas instituée légalement par le pouvoir public, mais est non seulement tolérée et, surtout, organisée par lui. Par le genre de lois qu’il a décidées, l’Etat a permis la perpétuation de la domination békée, aux néocolonies, malgré le passage du mode de production esclavagiste au mode de production capitaliste. Tant que le gouvernement public ne limitera pas les prérogatives du gouvernement privé des esclavagistes modernes, l’esclavage perdurera, même si c’est sous une forme nouvelle. Par conséquent, ce n’est pas d’une illusion que dérive l’idée selon laquelle l’esclavagisme est une réalité présente, et non pas uniquement une relique du passé. Tant que les gouvernements privés des entreprises néocoloniales offrira tout pouvoir à leurs dirigeants békés et blancs de capter la valeur économique créée, non seulement le travailleur colonisé souffrira de l’exploitation capitaliste, mais aussi d’une exploitation esclavagiste moderne – d’une exploitation raciste, en tout cas. Et si l’on s’attarde un tant soit peu sur la consubstantialité de l’esclavagisme et du racisme, dans les sociétés modernes, alors on sera bien en peine d’essayer de dissocier les deux. Le continuum du mode de production esclavagiste, aux néocolonies, est assuré par la grande latitude laissée aux gouvernements privés des entreprises néocoloniales. Cet esclavagisme-là n’est pas fantasmé, il est concrétisé par ces gouvernements privés.

Dimitri Lasserre est professeur de philosophie dans le secondaire, chercheur en philosophie.Dimitri Lasserrre

 

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